Jumeaux hétérozygotes, la France et les Etats-Unis ont beaucoup en commun. Mais pour notre malheur, nous avons écopé du petit gros en lieu et place du grand costaud. Un nouveau régime s’impose-t-il ?
La France est, au moins sous nos latitudes, la principale terre d’élection de l’antiaméricanisme primaire. Elevée au rang d’art majeur, la critique des comportements yankees est probablement, avant même la vénération du monde paysan (« La terre ne ment pas »), l’un de nos ciments nationaux les plus solides, les plus permanents et les plus fiables.
Qu’un Bové « démonte » un McDo au nom de la défense du roquefort : il sera immédiatement transformé en champion de la France éternelle par des millions de porteurs de bérets – lesquels passent, incidemment, pour les consommateurs de hamburgers les plus enthousiastes d’Europe. Et qu’un Chirac s'en prenne à l’interventionnisme impérialiste des Américains au Moyen-Orient, il sera instantanément métamorphosé en héraut du monde libre – présence de soldats français en Afrique notwithstanding.
L’Hexagone est pourtant, dans le même temps et de façon frappante, le pays le plus susceptible d’errer dans les directions qu’il dénonce inlassablement. Et pour chaque éruption anti-US, chaque poussée d’urticaire américanophobe, un parallèle pourrait être tracé de manière objective avec telle ou telle attitude purement et ontologiquement franchouillarde.
L’affaire du référendum est d’ailleurs assez exemplaire de cette situation, la France ayant délibérément rejeté un traité patiemment et artistement concocté à vingt-cinq. Rassurez-vous, il ne saurait être question de revenir ici sur le contenu du projet constitutionnel, mais juste de rappeler combien il était délicat et complexe d’élaborer un dessein commun à deux douzaines de pays aux culture, Histoire et identité différentes. Ce travail de titan accompli, à l’initiative des Français eux mêmes et sous la houlette de l’un de leurs plus prestigieux représentants, il fut tout simplement décidé de le saborder pour cause de francité insuffisante. Les Gaulois étaient, de toutes façons, plus préoccupés par des règlements de comptes en interne que par la poursuite de l’unification d’un continent bourré d’affreux étrangers...
De la part d’un pays censément convaincu des bienfaits du multilatéralisme, conscient de l’importance du consensus et du compromis à l’échelle de la planète, contempteur zélé de l’étroitesse de perception américaine, un tel mépris pour le point de vue de « l’autre » avait pourtant de quoi surprendre. Quoi, on peut donc se permettre de remettre la marche du monde en question en fonction de ses propres intérêts égoïstes ? On peut donc se permettre de saborder six décennies de construction européenne pour une querelle d’interprétation du concept de service public digne d’une séance d’exégèse talmudique ? Apparemment, oui. On peut. Il s'agirait même d'un devoir si les principes de la Révolution sont attaqués – principes intrinsèquement sous-tendus par la présence d’un bureau de poste ouvert en permanence dans la plus microscopique de nos 36 000 communes.
Mais que l’on n’aille pas comparer cette posture avec le refus de ratification du protocole de Kyoto par ces nigauds d’Américains, dont les idéaux (mercantilisme, pognon, puissance, violence, etc.) n’ont rien, mais alors rien, à voir avec les nôtres ! Que l’on n’aille pas non plus mélanger le panache d’un Non français au TCE avec, disons, l'absence de reconnaissance par les Américains du Tribunal Pénal International… Indignes amalgames : la préservation du statut des agents de la SNCF, combat éminemment universel, ne saurait être comparée à la médiocrité des arguments yankees dans ce refus de jouer le jeu du droit et de la justice !
Bah, en bon hérétique, je me permettrais pourtant de confronter ces attitudes entre elles, Français et Américains se fichant comme d’une guigne de la logique ou du simple bon sens au moment d’arbitrer entre intérêt collectif et intérêt national (si tant est que le Non au TCE serve effectivement les intérêts français, ce qui reste évidemment à prouver).
De fait, résolument unilatéraux dans leur vision respective de la gestion des affaires du monde, Français et Américains se ressemblent aussi dans l’élaboration de leurs dogmes fondateurs. On aime bien, ici, se gausser de la prégnance du créationnisme de l’autre côté de l’eau. On adore commenter avec condescendance le refus, par quelque instituteur illuminé d’Alabama, de troquer la Genèse biblique pour un traité d’évolution darwinienne. Que ces obscurantismes soient, en réalité, largement circonscrits à quelques poches de connerie parfaitement délimitées, voire totalement anecdotiques, n’empêchera pas les héritiers de Descartes de s'interpeller, faussement incrédules, en se poussant du coude : « Quels cons, tout de même, ces Américains ! »
Pour autant, la capacité d’une majorité de Français à croire les balivernes d’une myriade de leaders populistes appelant la France et l’Europe à rompre avec l’économie de marché – cette organisation socio-économique permettant, en gros, aux gens d’échanger les biens et services qu’ils produisent – au profit de fumeux concepts de « coopération non-compétitive » ne nous éloigne-t-elle pas, elle aussi, de nos prétentions au monopole de la raison ?
Assurer qu’un pays comme la France – dont un actif sur quatre appartient à la fonction publique, redistribuant près de 50% de son PIB, soignant et éduquant gratuitement sa population –, s'est progressivement mué en laboratoire utralibéral, n'est-ce pas légèrement tiré par les cheveux ? Clamer qu’une Union européenne au tropisme résolument social-démocrate, dont la principale finalité est d’encadrer et de réguler, au grand dam des amateurs de free trade areas, est désormais le jouet des think tanks libertariennes installées sur les berges du Potomac, n'est-ce pas s'abandonner à une certaine exagération ?
Mais non ! Ne comparons pas l’incomparable... Les Américains sont collectivement aliénés par la bêtise de leurs preachers sudistes, quand notre hauteur de vue et notre puissance de réflexion nous permettent de concevoir un autre monde, une autre dimension encore informulée, certes, mais tellement proche, faite de rapports socio-économiques basés sur l’amour, la justice et le service public à la française...
Allez, un dernier, pour la route. La réélection triomphale de Bush Jr, bien que moins flamboyante en termes de pourcentages que celle de notre Chirac national, a consacré l’idée que le peuple gringo se divisait entre rednecks ignorants et racistes (l'immense majorité) et intellectuels raffinés, souvent francophiles, de la cote est (une minuscule minorité) – l'ami Dabeuliou étant le symbole de cette inculture fièrement revendiquée. Hum, rien à voir, évidemment, avec la logique anti-establishment de nos derniers scrutins. Clairement, les dénonciations de « l’élite », cette France d’en-haut de la politique et des médias que Besancenot et Le Pen conspuent à longueur de meeting sous les applaudissements du « pays réel », ne sauraient absolument pas être comparées à l'anti-intellectualisme crasse des Américains...
Au final, cette étonnante gémellité franco-américaine joue malheureusement plus en faveur de nos ennemis préférés qu’en la nôtre. Le cocktail d’autisme, de calcul d’intérêt et de désir d’universel de ces crapules, adossé à une vraie puissance, à un vrai dynamisme, est parfois le moteur d’initiatives aussi admirables que concrètes, de la libération d’une Europe à feu et à sang à l’exploration spatiale. La même mixture, dans sa version française, conduirait plutôt à l’immobilisme, à la stagnation et à un ministère de la parole sans objet ni substance. L'arrivée de Villepin à Matignon, en tout cas, ne me convaincra pas du contraire.
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